La sagesse populaire professe qu'il n'y a pas de sot métier. Le nôtre nous amène à fréquenter bien plus assidûment que la plupart de la population ces endroits qu'on veut retirés des regards quotidiens que sont les cimetières.
Lors d'une visite dans l'un d'entre eux, mon oeil a été attiré par ce monument de verre fumé, version moderne des anciennes chapelles que les familles aisées dressaient sur leurs sépultures familiales avec la mention bien apparente "concession à perpétuité".
Perpétuité,
voilà bien un mot qui a perdu tout son sens.
Il y a encore quelques dizaines d'années, à perpétuité signifiait pour toujours. Maintenant, le mot n'est plus utilisé que dans le langage judiciaire, pour signifier une peine de prison allant jusqu'à la fin de la vie du condamné.
Ici, perpétuité pourrait-il signifier jusqu'à la fin de la mort ?
Vous riez ? Moi aussi.
Dans le même cimetière, cette curieuse éclaircie au détour d'une allée. Les gravillons n'étaient pas assez blancs pour honorer la mémoire de ce défunt, la famille a fait ce qu'il fallait pour le distinguer des autres.
Deux générations après, voilà ce que deviennent les plus beaux caveaux de marbre ou de granit.
Rien ne résiste au temps. Le soleil assèche l'ouvrage, l'eau s'infiltre dans les joints, le gel fait son oeuvre, hiver après hiver. Le temps est aussi bien celui qu'il fait que celui qui passe.
Un fondeur a un jour coulé cette croix de fonte dont le centre, on le voit en agrandissant, est un Christ entouré de rayons de soleil. Elle était belle et neuve et une famille l'a choisie pour orner la dernière demeure de l'un d'entre eux.
Une promesse pour un au-delà incertain. L'espoir du paradis pour lequel on doit passer par la déchéance de ce pour quoi la plupart des humains vivent à l'heure actuelle, l'apparence.
Pas de croix ici, ou alors elle a disparu. Une double stèle de pierre sculptée et gravée. Plus ancienne que la précédente, elle n'a pas résisté non plus aux assauts des intempéries.
Le berceau de fer a sans doute été ajouté pour la protéger. Mais les années sont passées outre cette ridicule protection qui ne valait que pour les humains.
Personne ne vient plus se recueillir sur ces débris. Les derniers ayant connu les occupants de ces sépultures sont sans doute eux-même inhumés dans ce cimetière ou un autre.
Ma grand-mère me demandait un jour : "Crois-tu que nos défunts pensent à nous autant que nous pensons à eux ?" Je n'étais pas bien vieille et je me demande encore quelle voix m'a soufflée cette réponse qu'on attend pas de la part d'un enfant : "Nous sommes les oubliés de nos oubliés."
J'avais dix ans et je venais de perdre mon grand-père.
De qui honore t-on vraiment la mémoire avec assiduité ? De ceux qui n'appartiennent à personne.
Aucun gouvernement n'oubliera la gerbe au soldat inconnu. Aucune municipalité le rassemblement annuel au monument au mort.
Dans ce vieux cimetière, cette tombe où repose un anonyme soldat musulman tombé pour la France est la mieux entretenue des anciennes sépultures.
Il n'a pas de famille, mais toute une communauté qui se transmet ce devoir de mémoire de génération en génération.
Au siècle où la consommation est reine et où l'obsolescence se décrète en mois, dans une société qui fait disparaître les morts au bout de cinquante années maximum, jetant les restes à la fosse et faisant place nette pour les nouveaux dans ces dortoirs de la dernière demeure devenue provisoire, qui osera décider un jour de faire disparaître ce monument ?
Je parierais bien qu'il sera le dernier à subsister parmi tous ceux que j'ai vus dans ce cimetière et même parmi ceux que je pourrai encore voir édifier dans ma vie.