Le chef

Onze heures trente, je cueille mes pissenlits pour midi. A genoux dans l'herbe près de ma clôture, je suis occupée à les choisir, soigneusement, un par un, petits et sans fleurs, quand, levant à peine les yeux, je vois, de l'autre côté du grillage, une paire de pieds.
"- Bonjour madame ma voisine ! lance le propriétaire des pieds.
- Bonjour monsieur mon voisin, dis-je en retour sans beaucoup d'originalité, ça va ?
- Oh ben on fait aller... répond l'autre d'une voix traînante, ça se mange ?
Je me relève pour expliquer, et, il faut bien dire que mon regard est immédiatement attiré par la touffe jaune paille qui surmonte la tête de mon interlocuteur.
- Un nouvel essai ?
- Ouais, j'en avait marre du blanc.
- C'est tout de même voyant.
- Je m'en fiche, je ne sors jamais... sauf quand je viens saluer ma voisine qui se traîne à quatre pattes dans son jardin.
- Dommage, le soleil est bon pour la santé.
- Les chefs n'ont pas le temps de bronzer, et moi je veux être le chef.
- Le chef de quoi ?
- Ben, de l'univers, pardi !
- C'est ambitieux.
- Plus que de ramasser des pissenlits.
- Et les cheveux, c'est une mode de chef, donc ?
- Voilà ! parce que les chefs ont tous les droits, même celui d'avoir des cheveux jaunes. Et puis celui à qui ça ne plait pas, je lui envoie deux ou trois vaisseaux intergalactiques et pan ! Parce que moi, je ne plaisante pas avec la discipline. Je suis le chef et bientôt, je vais me faire élire empereur. Je suis le seul qui mérite la place. J'ai des comptoirs partout dans l'univers, je surveille tout, je suis hyper-organisé et mes vaisseaux sont prêts à attaquer dès que ça bouge quelque part.
Boum badaboum, t'es mort ! Sur ce, madame, je te salue bien !

Pendant qu'il parlait, les yeux vert pâle de mon voisin s'arrondissaient, lui donnant un aspect surnaturel. M'en retournant par la route, j'y rencontrai ma petite grand-mère d'en face, qui me dit aussitôt :
"vous avez vu la tête de Patrice ? Il est bizarre, vous ne trouvez pas ?"
J'ai éclaté de rire.